Il y a quelques semaines, lors d’un déjeuner organisé en l’honneur du sauvetage du tourisme tunisien, le journaliste français Laurent Joffrin m’avait posé une question à laquelle je n’avais pas hésité à répondre par la négative. « N’avez-vous pas peur ? »
« Pas plus que vous journalistes français après la tuerie de Charlie Hebdo », avais-je alors répliqué, remplie d’un orgueil patriotiquement justifié. « Oui, mais êtes-vous protégés ? Nous, depuis l’attaque, sommes protégés, au quotidien », a rétorqué l’éditorialiste français. Faute de réponse positive, j’avais préféré changer de sujet.
Cette bribe d’un échange sur fond de menace terroriste mondiale m’est revenue à l’esprit après l’attentat de la semaine dernière à Sousse. « Sommes-nous protégés ? » J’hésiterai, désormais, avant de répondre.
Un témoignage au lendemain du drame de l’Imperial Marhaba a permis d’en savoir davantage sur les dessous de cette attaque sanglante. Selon un Tunisien présent sur les lieux du « crime », les forces de l’ordre auraient eu peur d’intervenir. Une vidéo est venue illustrer ces propos que Mohamed Ali Laroui, porte parole du ministère de l’Intérieur, aurait volontiers démentis. On y entendait des personnes appeler les agents de l’ordre à intervenir en leur présentant l’argument pour : « Venez, venez, il n’a plus de cartouches ! ».
Les médias étrangers n’ont pas manqué de saluer le courage de nos concitoyens présents sur le lieu du drame. Ils ont été nombreux à assaillir le terroriste et à essayer de protéger les touristes ciblés par cet extrémiste en pleine démonstration de sauvagerie. 39 tués et probablement deux fois plus de coups tirés. Des dizaines de minutes écoulées avant que l’assaillant ne soit achevé. Il avait eu le temps de finir sa mission, de faire un tour dans tout l’hôtel et d’en ressortir. Sans dérangement aucun, hormis l’intervention de quelques « civils » courageux.
Les ministres de l’Intérieur de la France, de l’Allemagne et de la Grande Bretagne étaient présents hier en Tunisie pour un hommage aux victimes et pour un soutien à la Tunisie. Il a été annoncé que des agents britanniques enquêteront sur le dossier. Le but est d’amener une réponse aux familles britanniques endeuillées par la mort d’un proche dans cet événement tragique. Une réponse pour faire un deuil, c’est important, c’est primordial. La famille de Chokri Belaïd en sait quelque chose. C’est la raison pour laquelle plus de deux ans après, elle mène encore un combat politique, judiciaire et au niveau de l’opinion publique. Son dernier épisode en date s’est déroulé ce matin au tribunal de Tunis.
Des morts par dizaines, c’est le bilan des actes terroristes qu’a connus la Tunisie depuis sa révolution. Agents de l’ordre, hommes politiques, étrangers, ils ont été la victime d’un fléau international. A leurs familles, on doit probablement encore une réponse. Cette même réponse que chercheront à trouver les agents britanniques. Cette réponse qu’a amenée le témoignage du Tunisien présent au moment de la tuerie. La réponse que laisse entendre la voix d’u maçon jetant des briques sur le tueur à partir d’une terrasse. La réponse que donne la voix criant aux « autorités » : Venez il n’a plus de cartouches !
La réponse est incontestablement celle que j’aurais pu donner à Laurent Joffrin un jour à Sidi Bousaïd. La dignité affichée faisait cette inconscience feinte. Le danger, nous le voyions tous venir. A chaque entrée d’un centre commercial où des agents de sécurité ne regardent même pas dans les sacs qu’ils sont censés fouiller. A chaque portique de sécurité installé qui sonne sans que l’agent parfois au téléphone au moment de votre passage ne s’inquiète. A chaque anecdote que vous rapporte votre entourage concernant l’absence de surveillance à l’entrée d’églises, d’événements nationaux, de ministères et même des Palais de Carthage ou de la Kasbah.
Sommes-nous protégés ? NON ! Même si quelque part nous le sommes par les terroristes eux-mêmes. Ce qui nous protège c’est un brin de scrupules ridicule ne faisant décider nos pieux meurtriers à tirer sur la gâchette que face à l’impie. Ce qui nous sauvera c’est le fait de n’être ni touristes, ni agents des forces de l’ordre. Autrement, personne n’est à l’abri ! Surtout pas ces touristes que nous avions invités à venir en Tunisie, d’une manière insistante, au moyen de campagnes publicitaires tous supports, sans avoir rien prévu pour les protéger.
Le président de la République, Béji Caïd Essebsi, a déclaré ce matin au micro d’ElKabbach sur Europe 1 que nous avons été surpris pas une attaque sur une plage et que la concentration de notre action sécuritaire devait commencer le 1er juillet. Pouvons-nous encore parler de surprise dans un pays qui a été frappé trois étés de suite et qui demeure impuissant devant une bande de bandits retranchés à la montagne ? Le dernier homme politique à avoir parlé de surprise fait encore l’objet de blagues en tous genres, c’était Ali Laârayedh qui en parlant de l’attaque de l’ambassade américaine avait déclaré qu’alors qu’on les attendait par devant, les assaillants étaient venus par derrière. Depuis, un nouveau gouvernement a pris place, un nouveau parti a pris les choses en main et un nouveau ministre de l’Intérieur règne à l’Avenue Bourguiba.
L’argument « surprise » est tristement hilarant. Un dispositif sécuritaire bien défini aurait pu être mis en place, calqué en miniature même sur le plan vigipirate français par exemple. Dans le cahier de charges régissant le secteur hôtelier l’installation de caméras de surveillance aurait pu être obligatoire. Embaucher des agents de sécurité en nombre concordant avec la taille de l’hôtel et sa capacité d’accueil aurait pu être imposé. Mettre en place un dispositif d’urgence pouvant permettre aux employés d’alerter au plus vite la police et pouvant permettre à la police de réagir et d’intervenir dans des délais courts, auraient été un minimum à prévoir… Une réflexion s’impose, à coup sûr ! Et pour réfléchir, il faudrait d’abord se débarrasser de l’argumentaire fataliste et de celui faussement rassurant.
Dans une interview accordée à l’Express, Michael Béchir Ayari, expert de l’International Crisis Group pour la Tunisie, a déclaré que « Aujourd’hui, il n’y a tout simplement pas de politique publique sécuritaire ; les services de sécurité sont désorganisés, dénués de stratégie ». Une assertion que viennent confirmer les témoignages des personnes présentes à l’Impérial Marhaba le jour du drame et tous les dysfonctionnements relevés ou qui le seront dans les prochains jours. Entretemps des décisions ont été prises. Un volet d’entre elles concerne le ministère de l’Intérieur et un deuxième se rattache au secteur touristique. Fermeture de mosquées, serrage de boulons au niveau de certaines associations religieuses, possibilité de dissolution du parti Ettahrir… Trop tard trop peu, a-t-on répliqué en chœur à la suite des annonces faites par le chef du gouvernement Habib Essid. Annulation de la taxe d’entrée, réduction du taux de TVA de 12% à 8%, report du remboursement des prêts pour les années 2015 et 2016… Trop couteux, trop décalé, lit-on au lendemain de la conférence de presse de Selma Elloumi, ministre du Tourisme.
39 morts, encore, 39 « pourquoi » dits en anglais essentiellement. Près de onze millions de Tunisiens abasourdis, quelques dizaines d’hommes politiques surpris. Et aucune réponse qui puisse satisfaire, convaincre et permettre de faire le deuil. J’aurais toutefois pour ma part une réponse claire, pragmatique mais diplomatiquement incorrecte à la question « Etes vous protégés ? », « Non, nous ne le sommes pas ! ».
Nous ne pouvons encore l’être car le terrorisme devenu phénomène mené par des individualités n’a pas de limites pouvant situer géographiquement l’ennemi et cibler en fonction l’action. Nous ne sommes pas protégés tant que nos services de renseignement resteront hésitants entre les notions de démocratie qu’on essaie de mettre en place et les résidus de tyrannie qu’on essaie de gommer. Nous ne sommes pas protégés tant que nos collaborations avec les services de renseignement étrangers relèvent du protocolaire et que l’action réelle se limite aux clichés pris et aux mains serrés devant les caméras. Nous ne sommes pas protégés tant que des agents de l’ordre ne prendront pas au sérieux les menaces et géreront mal les alertes leur parvenant. Nous ne serons pas protégés tant qu’on dérogera aux consignes sécuritaires à la tête du client ou à la valeur de la petite monnaie filée. Nous ne serons pas en sécurité tant qu’il y aura du laxisme dans ce pays.
Alors oui nous ne sommes pas protégés mais nous n’avons pas peur. Nous sommes remplis de courage pour affronter ce qui vient, décidés à aller de l’avant malgré la difficulté, convaincus que la première chose à faire est de réveiller ces gouvernants censés veiller sur nous et que nous devons rester debout pour faire face aux ennemis, celui connu et celui qui se cache. Comme c’était le cas la semaine passée dans un hôtel de Sousse, nous serons debout pour leur faire bloc. Et dans cette bataille loin d’être surprenante, nous ne céderons pas, nous ne céderons sur rien, même pas sur nos états d’âme!
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