Voilà trois ans que la politique a envahi nos vies, meublé, à outrance, nos quotidiens et fait oublier l’essentiel à beaucoup d’entres nous. L’essentiel, il n’est pas du côté des ministères régaliens, de celui des partis, ni dans les discours politiques creux sur fond d’idéologie. L’essentiel est dans le social et dans le social, le psychologique est intrinsèque.
Nous sommes en Tunisie, un des rares pays à avoir un ministère spécialement dédié à la Femme et à l’enfance. Le premier volet de ce portefeuille est, tout en étant de nature stigmatisante, une forme de lutte contre le sexisme et pour la préservation d’acquis féminins constamment menacés. Le deuxième volet est en relation avec l’Enfant. Ce Tunisien d’une nature particulière a vu ses droits garantis par la loi, mais les voit, souvent, bafoués par son proche entourage.
Des crimes en tous genres atteignent les enfants. Ils faisaient l’objet de rubriques faits-divers que nous ne lisions que dans certains quotidiens arabophones. Ils sont désormais l’objet de spectacles télévisés quotidiens, appâts pour téléspectateurs voyeurs, faiseurs d’audimats et de recettes publicitaires. Viols, incestes, suicides, meurtres, fugues, kidnapping, défenestration. Nous voilà face à une frange de Tunisiens protégés par les lois, démunis face à la cruauté sociale et à l’horreur familiale et scolaire.
Après la génération de jeunes désintéressés, celle des jeunes engagés puis désenchantés, nous sommes en train de voir grandir celle d’une jeunesse meurtrie et démoralisée. Ce qui pousse UN enfant à se suicider, peut être anecdotique, ce qui en pousse plus d’un au suicide devient phénomène. Point de cas isolés dans ce qui devient régulier. Les crimes contre l’enfance, qu’ils soient actes provenant d’autrui ou actes dont l’enfant est la cible et l’auteur, sont à l’image de notre société tuméfiée par les tensions.
Sans une réforme ciblant l’humain, sans la conscience que nos problèmes et leurs solutions ne sont pas que dans les emprunts nationaux et les alliances politiques, il n’est point de salut durable pour une société que des tensions en nombre font muter. Notre crise est surtout une crise de valeurs et notre société, à bien des égards, est en train d’évoluer du meilleur vers le pire et non le contraire.
Nos paradoxes font que, dans certains milieux, l’on privilégie son enfant et l’on fasse un esclave de celui des autres. C’est une des raisons ayant mené une jeune aide-ménagère au suicide, la semaine dernière. Nos paradoxes font qu’un enfant soit violé dans un environnement en apparence conservateur. Nos paradoxes font que la modernité, dans ses aspects tangibles (internet, usage de réseaux sociaux…), arrive à certains villages où l’on reste rattaché, pourtant, à des légendes d’un autre temps. N’a-t-on pas tué et mutilé un enfant de cinq ans en croyant pouvoir ainsi découvrir un trésor ? Le verdict tombé hier dans le cadre de cette affaire datant de cinq ans est voulu rédhibitoire : peine de mort pour l’ensemble des accusés. L’Etat, à travers ses structures, tente de donner en exemple et de dissuader, au moyen d’un jugement extrême. L’Etat devient, en effet, le seul garant quand des citoyens mineurs sont l’objet d’injustices provenant de l’environnement familial.
Quant aux disjonctions sociales, le fait de les relever peut relever du populisme, mais il est toujours utile de ne pas y être insensible par l’effet de l’habitude. C’est l’Etat, à travers ses projets de « remise à niveau » et de développement régional, qui doit veiller à réussir, un jour, à mettre à bas l’écart entre les enfants. C’est à lui de faire que soient, un jour, presqu’égaux des petits Tunisiens travaillant dans une tente plantée dans la cour d’une école devenue insalubre et d’autres travaillant dans des classes chauffées l’hiver et climatisées quand l’été s’annonce. Cependant, lutter pour que cessent les violences à l’égard des enfants ne relève pas uniquement de l’effort des politiques. Quand bien même il peut être un de leurs éléments de discours, le combat mené pour la protection de l’enfance s’envisage au niveau des microcosmes où l’enfant évolue : celui familial, scolaire et proche de son cadre de vie.
Que de champs d’action à envisager et que d’études sociologiques et psychologiques à élaborer ! Celles-ci seront plus pertinentes que les enquêtes policières menées après coup. Sur le long terme, elles seront plus efficaces que les sanctions sévères ciblant les criminels avérés. L’idée n’est pas de faire naître une génération d’assistés, mais d’assister une génération en plein mal-être et dont le malaise est à l’image du nôtre, silencieux et viscéral. « Daffini », « ghattini », « wassalni », mêmes suffixes pour différents intitulés d’actions provenant d’une société civile ne sachant par où commencer un chantier où son rôle n’est pas de bâtir mais d’assister. Elles ont beau être bien intentionnées de la part des bénévoles et bien pensées, sur le plan marketing, de la part de certaines sociétés, les campagnes en « ini » ne pourront pas grand-chose face à des fléaux dépassant, en dangerosité, la pauvreté dont ils sont, des fois, corollaires.
Ces enfants cartes postales étalés sur Facebook aux lendemains de campagnes de dons ont besoin de plus que d’un cartable et de quelques paquets de biscuits. Ils ont besoin d’un environnement social sain pour grandir et d’un égard pour leurs personnes pour s’épanouir. Cet effort à envisager dans la sphère des valeurs est une des urgences à traiter pour que le mal ponctuel se résorbe dans les années à venir. Le salut de la Tunisie n’est pas que dans la politique, il est aussi dans le regard particulier que peut porter le politique sur le social.
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