6 avril 2000, on enterrait Bourguiba.
6 avril 2016, on enterre Sghaier Ouled Ahmed.
Si ce message te parvient c’est qu’ils n’avaient pas tout faux ceux qui disaient que les grands ne meurent pas, que les artistes ne meurent jamais, que les poètes étaient immortels.
Moi, cette femme et demie que tu as vantée, moi cette Tunisienne que tu as chantée, moi ce vers exceptionnel que tu as composé, te charge, en ce jour triste, pour nous, délivrant, pour toi, de transmettre ce message à un autre grand qui, le même jour que toi, avait repris racine dans cette terre de Tunisie.
Sghaïer, dis-lui qu’il a combattu seul pour la Tunisie et que nous combattons tous pour elle, désormais. Pour sa liberté conquise puis perdue, pour ces statuts promulgués et mis à mal, pour son entité que l’on souhaite garder indemne, malgré tous les changements.
Dis-lui Sghaïer, que nous avons changé. Qu’il y a 16 ans, nous étions quelques centaines, quand il fallait lui rendre un dernier hommage, et que nous sommes des milliers, aujourd’hui, à lui faire honneur. Dis-lui que nous avons dépassé ses défauts, réalisé l’ampleur de ses paroles, compris, quelques décennies après, ses discours, fait abstraction de ses tics et réalisé enfin qui il était et quel projet de société ce visionnaire nous avait préparé.
Avise-le que le marketing politique a fait de son nom des produits dérivés partisans, que la politique l’a réintégré, dans sa logique de réhabilitation intéressée, comme fonds de commerce. Même sa statue déplacée retrouvera le centre de Tunis, prochainement. Moyennant quelques milliers de dinars, cette générosité posthume fera des émules et les émules feront des fans du bourguibisme revisité.
Raconte-lui Sghaïer comment nous avons pris les choses en main et comment nous essayons de ne pas perdre cela de vue. C’est bien qu’il sache que nous avons connu enfin la démocratie et que nous nous tuons pour qu’elle ne nous lâche pas. Nous nous tuons, non par l’image mais en vrai ! Des Tunisiens meurent encore pour que ce pays recouvre la liberté et que le drapeau reste rouge et ne se noircit pas. Relate-lui nos martyrs, nos deuils, nos couvre-feux. Nos sit-in, nos manifestations, nos slogans. Dis-lui les épreuves et les leçons, les promesses, les trahisons et la détermination. Dis-lui le peuple uni et l’apprentissage de la différence, les erreurs commises, les fautes de parcours et le parcours qui n’en finit pas de nous épuiser.
Récite-lui un de tes textes, il saura que nous savons désormais apprécier le patriotisme, le vrai. Qu’il ne se confond plus avec l’hypocrisie, l’arrivisme politique et les éloges qui maquillaient en mauve le rouge et réduisait la patrie à un unique parti. Récite-lui la femme, les réussites, Nobel, Habiba et Hédi. Le cinéma, la culture, les prix… Dis-lui nos victoires et ne lui parle pas de nos prochains combats. On attendra de les avoir gagnés, pour lui en faire état.
Sghaïer, n’oublie pas de lui dire que nous sommes, aujourd’hui, 12 millions ou presque à aimer la poésie, à savourer plus que jamais ta poésie. A bénir tes images et à brandir ton image dans un Jellaz rempli. Un vers truffé de style, que cette terre de Tunisie où tu seras enterré, où il a été enterré. Cette terre fertile, vous en êtes le fruit et la graine. Nous enterrons des talents et il en poussera d’autres, différents à chaque fois mais tout aussi étonnants. Des talents qui feront que se perpétuent, par nous, le respect pour les grands et que soit revisité, à travers eux, le sens de la Nation.
Hommage à lui, le père renié puis adopté de nouveau, à toi Sghaïer, le vers, et à Adel, la voix (animateur radio enterré le même jour).
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