La tendance politique tunisienne commence à prendre forme et les pronostics d’hier sont presque fait avéré. Deux pôles antagonistes se disputent donc le pays, selon la vision simpliste de la scène politique. Une lecture plus approfondie nous permettra d’aller au-delà des victoires et de voir dans la débâcle de partis à l’enracinement idéologique certain une forme décevante des choix citoyens et une ruse politique qui a payé. Sont donc périmées la stigmatisation faisant, des « vainqueurs d’aujourd’hui», les anciens du régime déchu et celle faisant, des « révolutionnistes » chassés par les urnes, les porte-paroles du peuple et les garants de la révolution. Tout un lexique à revoir afin de remettre au goût du jour des termes qui sont, depuis le 26 octobre 2014, anachroniques. Voici une liste non exhaustive d’un vocabulaire qui aura atteint sa date de péremption bien vite.

– Azlem : Ce mot désignait péjorativement les anciens de Ben Ali, ses collaborateurs, ses sympathisants, les amis des sympathisants et les médias qui ne dénigraient pas tout ce beau monde. Il a servi de moyen de dénigrer ses adversaires politiques, ceux qu’aucune loi n’exclut en théorie et en pratique « éthique ». Dès lors que sont réhabilités par les urnes et par les sorties publiques ces marginalisés d’après-révolution de la dignité, dès lors que la justice les a blanchis, ce terme est hors d’usage ! Les « azlem » sont désormais d’un autre genre. Ils sont ces anciens de l’ancien régime pas celui de Ben Ali, mais celui de ses successeurs. Ceux qui se sont acharnés à faire l’éloge de leurs leaders même quand le peuple a commencé à les honnir. Ceux qui étaient déconnectés des citoyens et faisant semblant de parler en leurs noms, tout en faisant semblant de ne pas voir leur insatisfaction. Ces laudateurs aveuglés par le pouvoir dont ils sont les parasites, son prestige et ses avantages « collatéraux », sont désormais aux yeux de la majorité « parlante » les nouveaux azlem.– Moutou bi ghaydhikom : une expression entendue de la bouche de plusieurs hommes politiques qui ont accédé au pouvoir après les élections de 2011. Elle signifie littéralement : « Mourrez de votre haine » et a été brandi comme un moyen de dénigrement annihilant tout argumentaire de ceux qui ont critiqué le pouvoir. L’expression pourra être exploitée afin de faire taire ceux que les urnes acculeront au silence postélectoral. Toutefois, personne n’usera de cette expression, car les effets de la haine de l’Autre sont désormais chose connue de tous.

– Char3eyete essandouk : argument démocratique dont ont usé et abusé les « dirigeants partisans » d’avant le dernier changement politique. Signifiant littéralement « la légitimité de l’urne », cette expression a servi, pendant trois ans, à faire taire toute tentative de critique. Elle a permis d’isoler de leurs propres électeurs, ceux qui avaient été propulsés au pouvoir puis en ont été éjectés. La légitimité de l’urne fera taire les nouveaux azlem et leurs acolytes nouvellement déchus.

– Fouloul : Un terme singulier dont la forme au singulier demeure, trois ans après, inconnue. Il désigne un groupe de personnes appartenant à un régime achevé. Un terme qui s’oppose de par sa signification aux révolutionnaires, statut souvent usurpé par des personnes en quête de statut. Les « révolutionnistes » d’hier, ceux qui, sur les réseaux sociaux, ont milité pour faire écho à leurs slogans virtuels sont désormais les nouveaux foulouls. On devrait les remercier d’avoir fait exister de nouveau ce terme bâtard, car quand bien même les gens nouvellement au pouvoir auraient cherché, ils n’auraient pas trouvé meilleur terme savant pour signifier la stigmatisation de l’Autre.

– Ennidham el bé’ed : Ce mot a permis de désigner le régime déchu. Néanmoins, le régime déchu, n’est pas uniquement celui d’après janvier 2011, mais aussi celui d’après octobre 2014. L’aspect péjoratif de la désignation est le signe de l’absence d’éthique dans la concurrence politique, celle qui tente de faire voir d’un mauvais œil les perdants et de pervertir la démocratie au profit de son équilibre psychologique lourdement atteint par la rogne et la revanche.

– Himayete ethawra
: veut dire en deux mots protection de la révolution. Rien de plus facile pour s’imposer que de se mettre au profit de notions, celles-là ne bénéficiant d’aucun droit de réponse mais se découvrant, toutefois, de nombreux porte-paroles. Au nom de la « protection de la révolution », plusieurs voix se sont haussées contre toute idée réfractaire aux leurs et au nom du peuple beaucoup ont construit des slogans aujourd’hui vides de sens. Le peuple a, en effet, annulé, par la « légitimité de l’urne » citée plus haut, la procuration (qui s’est révélée fictive) brandie sur les plateaux et sur Facebook par des politiciens au discours populeux. Ceux-là peuvent, dorénavant, dormir tranquilles : le peuple a choisi d’élire ceux qui sont les icônes de la révolution et du sacrifice comme Adnene Hajji et Mbarka Brahmi.

– I3lem el 3ar
: néologisme de composition aujourd’hui anachronique désignant, jusque récemment, les médias qui ont critiqué le pouvoir de la Troïka (voir définition plus bas). A ces médias dits de la honte on rappellera, en guise d’instrument de chantage, leurs collaborations prétendues avec le régime de Ben Ali. Cependant, dans le mode lèche-botte électronique et porte-voix papier, de nouveaux instruments ont vu le jour après la révolution. En effet, certains médias nouvellement créés ont servi d’outil de propagande partisane. Leurs financements sont aussi occultes que leurs lignes éditoriales. La seule chose qui y est évidente est la manière dont s’ingénient certains pour se mettre au service de l’éphémère en croyant à tort qu’il pouvait durer.

– Le mauve : couleur emblématique du régime de Ben Ali, bannie dans toute la Tunisie après la révolution, car rattachée dans l’inconscient commun au « régime déchu ». Cette couleur a retrouvé sa réhabilitation le 26 octobre, en tant que couleur d’une « encre électorale » emblématique, paradoxalement, d’un nouveau changement.

– Troïka : terme francophone arabisé pour l’usage de trois fractions politiques hétéroclites ayant commandé la Tunisie pendant près de trois ans. Ce terme ne sortira effectivement d’usage qu’après la formation des alliances politiques, dans les prochains jours, un fait tout aussi important que les élections et leurs résultats car pouvant remettre au goût du jour le dégoût éprouvé à la montée des politiciens sortants.

Les néologismes de Gassas, de Ben Toumia et autres députés à l’imagination fluctuante et aux lexiques particuliers n’ont pas été abordés car au vu des listes préfabriquées à la va-vite et à la « te fâche pas tu y es », ce corpus de mots, d’idées et de perles est forcément amené à s’enrichir.

Article repris par Courrier international http://www.courrierinternational.com/article/2014/11/19/le-lexique-de-la-campagne-presidentielle

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