Quelques jours nous séparent du scrutin à venir et, faute de sondages publics, on tâtonne et on avance à vue. On erre entre les éventualités, en espérant que les siens gagnent. C’est de la sorte que cela se passe dans l’un et l’autre camp, si deux camps il y a. Mais des camps, il y en a, incontestablement, davantage. Pour influencer le vote, quelques partis ont investi le terrain, mais partiellement, favorisant des quartiers à d’autres, ciblant les défavorisés pour certains, les fiefs conquis par l’adversaire pour d’autres.
Mais la bataille entre partis candidats aux législatives est surtout ailleurs, ces derniers jours : elle est sur les réseaux sociaux et aussi sur nos écrans, à la fois virtuelle et télévisée. Chamailleries entre Nidaa et ses acolytes de la veille, guerre déclarée entre les barons de la télévision et le baron de la politique, un animateur français qui nargue tout un peuple via un statut Facebook… Est-ce que ce monde est sérieux ?
Le choc et l’onde de choc provoquée après coup se traduiront, en termes de spectacle politique, en buzz et en invitations annexes. Slim Riahi se fera inviter ainsi que sa représentante sur une chaîne où il n’est pas qu’invité. Moncef Marzouki se fera offrir deux heures d’antenne, une semaine après la diffusion de l’émission consacrée à la Tunisie sur M6. Un bain de foule télévisé pour le président sortant-entrant qui s’est vu gratifier, par les siens, d’acclamations sur les réseaux, sous formes de commentaires fanatiques sur Facebook et même en bas de nos articles le concernant.
Quand l’animateur rappellera à M.Marzouki son passage controversé dans l’Enquête exclusive de M6 et l’impact que cela pourrait avoir sur une partie de ses adversaires politiques, celui-ci rétorquera, tout bonnement « C’est bien fait pour eux ! ». Et lorsque Youssef Seddik, présent sur le même plateau, commence à aborder des points peu glorieux du parcours présidentiel, au lieu de répondre, M.Marzouki lui rappellera qu’il est son ami et qu’il n’a pas été invité pour l’enfoncer. Une synthétisation quasi théâtrale propose donc du champ politique une vision dichotomique simple. Elle répartit les composantes de la scène et de ses acteurs en adjuvants, d’un côté, et ennemis, de l’autre. Elle oppose les révolutionnaires aux RCDistes. Elle confronte les forces du mal aux forces du bien, les vertueux aux voleurs, les francophones aux nationalistes arabisants…. Et ça vous prône l’unité !
Quand il s’était agi de s’unir, même nos démocrates ont choisi la dispersion. Avec quelle confiance n’auraient-ils pas été aux urnes, nos progressistes, s’ils avaient opté pour un camp rassemblé ! Au lieu de cela ils auront choisi de prétendre sauver la Tunisie individuellement, chacun selon sa réflexion, chacun selon sa structuration. Si ça s’était arrêté à cela, ça aurait été, hormis le risque certain, de bonne guerre. Mais nous assistons, depuis quelques jours, à une division entre ce clan qui se proclame d’être du même bord. Et ça crie au vote utile, pour soi évidemment, d’une part et au scandale de l’autre.
Qu’est-ce que le vote utile ? Le vote l’est par définition, car s’abstenir d’aller aux urnes serait inapproprié si nous prenions en considération l’importance de la période par laquelle passe le pays et l’impact de ces choix sur la trajectoire qui se profilera pour lui. Le slogan « voter utile » amènerait ainsi à dire qu’il est des votes qui ne le sont pas. Nous revoilà revenus à la dichotomie adjuvants/ ennemis, camp du bien contre celui du mal, les sauveurs de la nation contre ceux qui amèneront sa perte, le vote utile contre le vote inutile. Mais nous savons tous qu’il n’y a pas que deux bords en Tunisie et que le vote sera représentatif de cela.
Le paysage politique tunisien n’est plus celui de 2011. Il est plus compliqué qu’une schématisation mettant les islamistes and co d’une part et les démocrates de l’autre. Ainsi, ces élections auront certes un impact important sur notre avenir, mais l’impact le plus important proviendra des alliances qui s’annonceront ensuite. Pour cela, les guerres d’avant-vote n’augurent rien de bon.
Parce qu’ils ne veulent pas de cette binarité dans la géométrie politique, beaucoup voteront « ailleurs », un vote loin d’être futile, mais un vote sanctionnant cette bipolarité inquiétante car rappelant, à bien des égards, le schéma de la veille, celui qui mettait, face à un parti aux proportions monstrueuses, une opposition vidée de sa quintessence car éparpillée et hétéroclite. Alors, comme a été interdit l’usage du drapeau dans la campagne électorale, on aurait dû interdire l’usage du nationalisme, de la peur pour la Tunisie et de l’image du sauveur unique. Et cette interdiction ne profitera qu’à ceux qui en seront privés car ce sont eux qui pourraient être sanctionnés par les urnes. Paradoxalement, le discours voulu rassurant de certaines parties fait quelque peu peur.
Alors pour toi, électeur au carrefour de choix bien difficiles à faire, il ne reste plus que quelques jours pour supporter les spots télévisés des apprentis-potentiels députés, plus que quelques jours avant le silence électoral, plus que quelques jours pour voter, et plus qu’une semaine pour connaître les résultats. En prenant la route lundi prochain, ton réflexe sera d’allumer la radio, car, pour toi qui n’as pas pu attendre les résultats la veille, le vote fatidique, il n’en paraîtra rien sur ton chemin : les mêmes bouchons, les mêmes conducteurs malpolis, le même agent de police dépassé qui stoppe la file d’où tu viens juste au moment où c’est à ton tour de passer, les mêmes klaxons stressants, les mêmes feux en panne depuis des lustres et les mêmes tas d’ordures que rien ne fera bouger ! « Tiens, tiens, mon vote n’a pas été utile ? » Tu te poses la question et pour te rassurer tu attends Hana Soltani qui annoncera, dans son bulletin d’information, les fameux résultats de la veille.
Tu fermeras les yeux un moment, tu penseras au vote inutile, celui qui amènerait, comme on t’a appris, l’autre camp au pouvoir. Ennahdha/CPR à l’attaque, Slim Riahi aux arrières-postes. Une configuration étrange, mais aussi loufoque que celle devenue réelle et associant des révolutionnistes revanchards, des gauchistes « tendance » et des islamistes modérés. Tu y penseras et tu rouvriras les yeux. La file de voitures devant toi n’aura pas bougé d’un index. Tu regarderas ton index encore d’encre barbouillé, tu mettras le volume à fond et tu bloqueras ta respiration : Hana Soltani est là !
Tu crieras de joie, intérieurement, de peur que tes enfants ne te posent des questions auxquelles tu ne veux pas répondre. Tu es content mais tu as peur de devoir dire que leur avenir sera à coup sûr meilleur, que tu as voté pour que leur futur soit plus beau et leurs libertés garanties. Tu as peur qu’on t’ait menti et tu as peur de faire des promesses que d’autres ne tiendront pas. Alors tu crieras de joie, mais intérieurement, car une bataille de gagnée n’est pas une victoire absolue et que la vigilance est nécessaire, surtout quand le gagnant est de ton propre camp !
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