Débutée il y a une vingtaine de jours, la campagne pour le deuxième tour de la présidentielle a été le lieu d’affrontements indirects entre deux candidats, deux équipes d’adeptes et deux rhétoriques différentes. Prenant pour supports l’image, la parole ou plus prosaïquement des affiches publicitaires, les campagnes de Moncef Marzouki et de Béji Caïd Essebsi se sont voulues touchantes, incisives, « rassemblantes » et même ressemblantes. Topo de deux stratégies cherchant le chemin de Carthage !


La communication par l’image :

Là où il ira, ou presque, Moncef Marzouki se fera offrir un cadeau alors qu’il est en pleine tribune. Un cadeau qui, d’une ville à l’autre ne diffèrera pas. Il s’agira à chaque fois d’un costume traditionnel typique de la ville visitée ou de la région où elle se situe. Kachabya, Wazra, Chech, Lahfa, il aura tout accepté de porter face à une foule conquise.

Pareils accoutrements, au-delà de la moquerie qu’ils suscitent sur internet (non pas pour ce qu’ils sont puisqu’ils représentent notre patrimoine) ont une relation directe avec la communication, prenant pour support l’image. En effet, cela permet à Moncef Marzouki d’afficher une simplicité inhabituelle pour un président et de faire preuve d’un ancrage régional qui, même ne durant que le temps d’une photo, marque les esprits. « Je suis comme vous ! », « Je fais partie de votre groupe », « je peux donc vous représenter », voilà le message que recèle un acte en apparence spontané, risible pour beaucoup et marquant, incontestablement, pour ceux à qui il est adressé.

Moncef Marzouki répond aussi par le paraître à ses détracteurs qui le tancent souvent sur son refus de porter la cravate, en mettant cela en relation avec le charisme et le prestige présidentiels dont il se trouve en conséquent, aux yeux de certains, dénué. A un meeting, celui d’El Menzah précisément, il portera enfin la cravate. L’accessoire lui a été offert, alors qu’il est sur scène, par une jeune fille de l’assistance. Un présent, fruit d’une mise en scène bien étudiée ou d’un acte spontané venu d’une fan ayant bravé le cordon sécuritaire pour aller jusqu’à la scène ? Qu’importe ! La mosaïque est presque complète et Moncef Marzouki aura brodé autour d’images par dizaines. Pour un président se détachant du paraître, Moncef Marzouki a été le candidat ayant le plus travaillé autour de l’image qu’il dégage.

Quant à BCE, il n’aura pas fait un grand effort de ce côté, hormis le fait d’avoir adopté un style un peu plus décontracté que celui qui lui est habituel le jour de sa rencontre avec des jeunes au théâtre « L’Etoile du Nord ». On l’aura vu on ne peut plus conventionnel, en costume, à tous ses déplacements. Incarnant ainsi l’image qu’on voudrait qu’il ait, lui que certains disent ambitionner de voir récupérer le « prestige perdu de l’Etat ». Ce prestige passant aux yeux de beaucoup par le paraître. « Je peux vous représenter parce que je suis comme vous », pourrait-on déduire du paraître d’un BCE presqu’ordinairement représenté. Une image qui parle à ceux qui sont sensibles à son conformisme vestimentaire et à son respect des codes en la matière.

BCE n’hésitera cependant pas, tout en restant dans le conventionnel, à faire de l’original dans la copie, celle d’un leader dont il adopte idées, lunettes et autres accessoires.
« Je suis un second Bourguiba, je suis un leader, je suis le sauveur de la Tunisie », pourrait-on déduire d’une opération de communication prenant l’apparence comme un vecteur permettant de toucher la cible, celle du potentiel électeur.


La communication par le discours :

Il est un autre moyen aussi direct que le paraître pouvant créer un contact avec l’électorat. Il s’agit du discours qui prend une forme verbale et non parlée par moments, à travers une attitude, une manière d’être, un geste, une initiative…
De nos deux candidats à la présidentielle, dans ce contexte, nous retiendrons deux paradigmes prépondérants et perçus d’une manière différente d’une part et de l’autre. Ainsi, du côté de Moncef Marzouki, nous verrons, à profusion, dans le discours employé, deux thématiques centrales : la révolution et ses hommes, l’ancien régime et ses azlems (sbires). Aux yeux des pro-Marzouki et dans le discours de leur candidat, leur camp est celui des garants des valeurs de renouveau pour le pays affrontant ceux qui incarnent, selon eux toujours, un régime représenté péjorativement et tentant d’effectuer son retour à travers Nidaa et son candidat.

Le « valeureux » Moncef Marzouki se présente, à cet égard, dans une image chevaleresque, comme celui qui appelle, via Twitter certes, mais dans un style quasi moyenâgeux, son concurrent politique à un duel, usant d’un langage choisi puisé dans ce même registre de langue.
Quant à BCE, son discours sera basé sur des répliques se voulant rassurantes, répétées comme des leitmotivs que percevra ainsi celui qui aura suivi ses différentes interventions radiophoniques et télévisées. BCE rassurera essentiellement par rapport à l’avenir du pays en rappelant, par moments, les trois années de la Troïka et en promettant une rupture par rapport aux dérives les ayant marquées.

Béji Caïd Essebsi aura aussi marqué les esprits par une spontanéité verbale ne semblant pas être maîtrisée (positivement ou négativement, cela dépend de ceux qui le réceptionnent). Plusieurs écarts de langage ont caractérisé les interventions publiques de BCE, tant dans des mots familiers que dans des allusions décalées en relation avec son âge et son état de santé.

Son discours à la veille du silence électoral, à l’avenue Bourguiba, a été plus frontal. BCE y a tancé son concurrent en évoquant, dans une mise en abyme bien ciblée, sa campagne et celle de Moncef Marzouki, tournée vers une critique basée sur le mensonge, a-t-il lancé.

Nous le verrons, ainsi, chercher, par l’attitude, une conciliation avec l’islam tunisien réputé pour sa modération, en rencontrant des imams. Nous le verrons aussi se rendre au mausolée de Sidi Bel Hassen, comme pour rappeler l’image des mausolées brulés en nombre par les extrémistes en la suppléant par une image d’attachement et de vénération envers le patrimoine tunisien.

BCE s’est aussi fait entourer de certaines figures emblématiques, voulues comme moyen de véhiculer des messages bien orientés. Nous avons ainsi vu, à ses côtés, Basma Khalfaoui, veuve de feu Chokri Belaïd qui incarne un front du Front populaire et la sœur de feu Socrate Cherni présente comme pour rendre hommage aux martyrs tunisiens. Sur la scène de l’avenue Bourguiba à l’événement clôturant la campagne, était aussi présent le chanteur de rap Kafon qui incarne, dans cette campagne, la jeunesse qu’on cherche à attirer vers ce candidat à qui on reproche surtout l’âge avancé.


Les visites de terrain :

Les visites de terrain auront, quant à elles, été le lieu de mise en avant de la popularité. Les deux candidats se sont offerts des bains de foule, ont serré des mains par milliers et se sont laissés embrasser, chérir, aduler…

Nombreuses d’une part et de l’autre, les rencontres avec la population sont le moyen le plus direct de parvenir à sa cible. Encore faut-il qu’il n’y ait pas mise en scène, choix de figurants, populisme excessif et rebutant. Pour ce qui est de Moncef Marzouki, il a parcouru le pays du nord au sud. Confronté à un accueil plutôt repoussant dans certaines régions, il a poursuivi son planning en allant à la rencontre de ceux qui le soutiennent dans les villes les plus reculées de la Tunisie.

Béji Caïd Essebsi a, quant à lui, effectué des visites plus ciblées : les villes côtières à travers une visite aux marins de Bizerte, le sud à travers une visite à Tozeur, les quartiers populaires à travers la Cité Hlel, le Tunis profond à travers Bab Souika, le nord ouest à travers le Kef, le centre ouest, désigné comme le berceau de la révolution à travers Kasserine. Autant de visites marquées par des moments clés, savamment étudiés au préalable par les « pro de la com » mis au service du candidat de Nidaa. On le verra ainsi se rendre, dans un geste symbolique, au domicile de Socrate Cherni, martyr tombé en proie au terrorisme et à l’extrémisme religieux. Nous le verrons à l’écoute des marins dans la région de Bizerte, pleurer d’émotion en voyant la pauvreté à Bab Souika, s’assoir dans un café à la Cité Hlel et devant une foule attentive dans une palmeraie à Tozeur.

Sorties symboliques évitant toute dispersion, un discours direct dénué de langage spécialisé et voulu accessible à la majorité des électeurs potentiels sont donc les points d’orgue de la communication de BCE. En atteste, l’émission questions-réponses ayant été diffusée les soirs du jeudi et du mercredi avec les deux candidats. A défaut du traditionnel duel voulu par Moncef Marzouki, refusé par le candidat de Nidaa, nous avons pu voir les deux candidats, avec un jour d’écart, répondre aux mêmes questions. Ce qui en est ressorti, c’est un BCE laconique et un Moncef Marzouki prolixe et un débat ayant duré 50 minutes pour ce dernier et 20 minutes de moins pour le premier.

Du côté de Nidaa on y verra un discours percutant en opposition à celui dispersé de Moncef Marzouki, et du côté des adeptes de celui-ci on y verra un manque de connaissance en la gestion présidentielle d’un pays.

Le point d’orgue de la campagne de Nidaa aura été un événement d’envergure qui a eu lieu à l’avenue Bourguiba, à la veille du silence électoral. Un rassemblement qui s’est voulu festif, symbolique et aux allures de victoire unificatrice. La tribune a été, en effet, investie par des leaders politiques représentant des partis et des parties soutenant le candidat de Nidaa Tounes.

La campagne d’affichage :

Cela fait plus d’un mois, soit depuis le début de la campagne pour le premier tour de la présidentielle, que la politique s’affiche à coup de posters géants sur les murs de différentes villes tunisiennes. Slogans à l’appui, des candidats à la présidentielle ont essayé de se faire connaître et de se faire remarquer. Les deux candidats restés en lice n’ont pas dérogé à la règle.

Moncef Marzouki a débuté la campagne, par des affiches faisant le tour des murs Facebook de ses fans et de ses pages officielles et portant un slogan plagié à l’ancien président ivoirien Gbagbo. « Nous gagnons ou nous gagnons», lisait-on, dans un premier temps, sur ces affiches de celui qui ne semble voir qu’une éventualité positive à son projet, occultant volontairement toute possibilité de défaite. De quoi revigorer ses troupes et les rassurer à travers une attitude assurée. Ensuite, ce slogan s’est voulu plus large et plus englobant, à travers un autre moins tourné vers soi : « La Tunisie vaincra ! », pouvait-on lire sur des affiches où trônait un Moncef Marzouki souriant devant un fond mi-noir mi-blanc, aussi dichotomique et peu nuancé que celui de la vision politique du fondateur du CPR.

La dernière ligne droite avant le silence électoral a été marquée par un affichage urbain voulu agressif et provocant à l’égard de l’adversaire, en parodiant ses répliques et en plagiant la charte graphique de sa campagne. Nous verrons ainsi une campagne de Moncef Marzouki jouant sur des mots rappelant que celui-ci est docteur, faisant remarquer que, quand il avance la réplique « elle n’est qu’une femme » (à l’égard d’une dirigeante d’Ennahdha), BCE insulte nos mères, et l’appelant à accepter le duel, comme on appelle un adversaire à venir se battre.

La campagne du président candidat à sa propre succession prend, ainsi, une tournure cynique, et tournée exclusivement, ou presque, à l’adversaire et non à soi. Cette démarche a pris pour base l’allusion à l’âge du candidat adversaire, comme le montre une affiche accrochée en l’après-midi du 18 décembre 2014. Une affiche qui a suscité la polémique même parmi les adeptes de Moncef Marzouki, car perçue comme étant contraire aux valeurs de respect d’autrui et comme un dénigrement d’une personne à cause de son âge.

Ces allusions qui, en termes de réceptivité, divisent, sont en décalage avec les valeurs de civisme et de respect prônées par le candidat Marzouki. La campagne de Moncef Marzouki prend donc, en cette dernière ligne droite avant le jour J, une tournure défensive et invective, dépassant les valeurs pour aller vers un prosaïsme inhabituel en matière de communication politique. Sur la dernière affiche évoquée plus haut, on voit ainsi un smiley tirant la langue. La politique des langues tirées remplace celle des discours de fond qui, à couteaux tirés, sont aptes d’éclairer l’électeur potentiel vers le meilleur des choix à faire.

Du côté de BCE, la campagne pour le second tour de la présidentielle avait surfé, à ses débuts, sur une vague d’attaques indirectes qui, à coup d’affiches géantes, rappelaient le parcours du provisoire qu’incarne Moncef Marzouki. Une série d’affiches avaient été placardées sur les murs de Tunis rappelant que la pauvreté est provisoire, comme le chômage, l’ignorance, le terrorisme et la chevrotine. Un jeu percutant sur le sens de provisoire rattaché dans les esprits à Moncef Marzouki président de la Tunisie pour une durée déterminée et sur l’image de morts, de blessés, de personnes vulnérables présentées comme les victimes du « provisoire » à remplacer et dans la durée !

La campagne de BCE a pris, ensuite, des allures unificatrices basées sur un affichage de mots en arabe dialectal faisant référence aux valeurs quasi universelles de travail, d’études, d’amour de son prochain, appelant à ce que vive la mélia ( tenue féminine traditionnelle), comme le palmier ( logo du parti Nidaa), la mer, ou la presse… Un champ lexical large et varié a été exploré au profit d’une campagne aux couleurs diverses non attachées à celles distinctives du parti de BCE, en l’occurrence le rouge et le blanc du drapeau national. Cette campagne se voulait optimiste diffusant un message positif parlant à tous les esprits, au-delà des distinctions politiques et idéologiques. A elle s’étaient ajoutées des affiches plus directes, mettant en valeur un BCE « président de la République ». Ce qui est encore une éventualité est presque présenté, à travers ces affiches, comme un fait.

Dans un pays qui apprend encore la démocratie, la campagne pour la présidentielle nous a rappelés à plusieurs occurrences que nous en apprenons aussi les valeurs, celles de respect de l’adversité et de l’intelligence de l’électorat. La campagne dont les effets, sur le court terme, ont suscité, parfois, la polémique, n’aura peut-être pas un grand effet sur le moyen terme, soit le 21 décembre. Chaque candidat n’ayant, vraisemblablement, prêché que des conquis, suscitant uniquement l’extase de ses propres troupes. Les résultats du scrutin nous diront si, parmi les indécis, il y en aura qui ont été sensibles à la campagne d’un candidat ou d’un autre, au-delà des consignes de vote directes et indirectes ou des choix imposés par alliance.

Lieu de concrétisation de valeurs ou d’absence de valeurs, expression d’un savoir-faire savant ou appris sur le tas, la communication politique est désormais un domaine porteur dans ce pays apprenant la diversité. Pourvu que l’apprentissage atteigne, un jour, les sommets de la maîtrise de la communication politique, sans toucher le fond en matière d’éthique envers l’adversaire et de respect pour les électeurs que nous sommes !

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