9 avril 1938, voilà une date qui en dit long pour moi et qui, pourtant, il y a quelques années, ne me disait pas grand-chose. Une date qui n’a correspondu pour moi, pendant bien longtemps, qu’à une adresse, celle du boulevard où j’ai grandi, de l’université qui s’y trouve et où j’ai étudié et enseigné. Une date dont la symbolique ne m’était pas transcendante, car des martyrs, je n’ai connu que ce que les cours d’Histoire nous enseignaient. Hormis cela, la fête des martyrs était, pour moi et pour beaucoup de concitoyens, un simple jour férié.
Quelques années ont passé, les temps ont changé et moi visiblement avec et comme moi je pense que beaucoup ont changé aussi. Le chemin vers la libération a été pour la Tunisie jonché de corps tombés pour la patrie, celui de la résistance a été baigné de sang de ceux qui se sont donnés en offrande pour avoir en retour un fruit dont ils ne profiteront des honneurs qu’à titre posthume. Le chemin vers la liberté entrepris depuis trois ans a été, à son tour, sanglant, à une époque où tel scénario semblait peu probable pour une Tunisie jusque-là pacifique et résignée.
Les premiers martyrs d’après-révolution étaient ceux tombés en janvier 2011. D’eux on dira qu’ils étaient, en grande partie, venus saccager les structures étatiques et piller les commerces. De leurs assassins on parlera comme d’un mirage… Snipers venus d’on ne sait où et volatilisés aussitôt le calme revenu. Ils demeureront, dans la mémoire collective endeuillée par des dizaines de décès, comme une image brouillée, mais pourtant vraie, celle d’une « main rouge » ayant criblé de balles des corps de civils.
S’en est suivie une série douloureuse de morts aux corps mutilés un soir de Ramadan qui restera longtemps gravé dans les esprits. Des jeunes soldats avaient été tués lors d’une embuscade au Chaâambi. Nous avions alors été confrontés, ébahis devant nos écrans, à l’essence même du fait de tomber en martyr. La connotation du sacrifice apparaissait dans le meurtre de ces jeunes défenseurs de la nation, dans toute sa splendeur mais aussi dans toute l’horreur qu’un tel crime pouvait atteindre.
Les Nagdh, Ben Mufti et Brahmi, ont allongé de leurs noms la liste des martyrs des temps nouveaux marquant l’histoire de la Tunisie. Morts pour une cause qui n’en est pas une et pour des raisons encore floues, ces martyrs hanteront nos consciences. Ils ont payé un lourd tribut pour que la scène politique puisse connaître ses récentes mutations. Ils ont payé, à travers le chaos ayant engendré leurs décès, le prix du calme certes précaire, mais confortable, que nous connaissons aujourd’hui.
Martyrs, voilà un mot qui n’est plus pour beaucoup de Tunisiens une simple notion. De l’état de théorie, il est passé, pour nous, au stade de douloureuse réalité. Une réalité quotidienne que j’affronte, pour ma part, tous les matins ou presque, en croisant les filles du martyr Chokri Belaïd. Dans un sentiment où se mêlent honte et culpabilité, je ne peux à la vue de ces nouvelles « pupilles de la nation » que détourner le regard, en songeant à ces Tunisiens tombés pour nous et à leurs enfants devenus orphelins pour que les nôtres aient un meilleur avenir. Une occasion quotidienne de songer à la quintessence du mot patrie, à la notion de sacrifice un certain 9 avril et aux sens dont est chargé ce boulevard éponyme que je porterai désormais sur un mode plus conscient dans le cœur.