Brûlée vive ! La formule rappelle, de prime abord, le supplice vécu par des jeunes filles au Pakistan, en Inde et dans d’autres contrées lointaines, en proie à un antiféminisme des plus lancinants. Brûlée vive ! C’est en Tunisie que la formule s’affiche, en titre, dans quelques journaux, balbutiée banalement par quelques citoyens encore sensibles à l’horreur devenue, pour d’autres, un simple fait divers.Cela a eu lieu le vendredi 28 mai, à la Cité Ibn Khaldoun à Tunis. Eya avait 13 ans. Elle était une jeune fille ordinaire, avant que son père en décide autrement. Pour l’avoir croisée retournant du collège en compagnie d’un garçon, celui-ci l’a aspergée d’essence et a mis le feu à son corps, à sa vie, à la sienne aussi certainement. La fille a été admise au Centre de Traumatologie et de grands brûlés de Ben Arous. Brûlée au 4 ème degré, elle n’a pas survécu à l’acte fatal d’un père aujourd’hui en prison.
Comment peut-on arriver à commettre une telle horreur ? Comment un père peut-il commettre une telle horreur ? L’acte est incontestablement criminel, tout lien de filiation mis à part. Cet acte se passe en étapes et ne se produit pas d’une manière accidentelle, suite à un accès de violence. Dans sa folie meurtrière, le père de Eya, n’a peut-être pas mesuré l’issue de son geste. Il voulait sûrement infliger à sa fille un châtiment extrême. Mais le décalage résidant entre l’acte à punir et la nature du châtiment est incommensurable.
En Tunisie, la mixité est pratiquée depuis longtemps. Filles et garçons se côtoient sans distinction, sur les bancs de l’école et devant les établissements scolaires, dans une normalité des plus ordinaires. Pourtant un 28 mai 2014, la présence d’un ami aux côtés de sa fille a fait qu’un père de famille aille vers un point de non retour. L’attitude du père est en rupture avec le quotidien de Eya et de la plupart des jeunes de son âge. On y lit le refus d’un schéma social modéré et la prolifération d’une pensée radicale.
Sans aller vers des connotations sexuelles, l’image de la fille est corrompue dans certains esprits, rétrogradée au rang de personnes à maintenir sous contrôle car vulnérable et potentielle proie. Protéger jusqu’à étouffer, punir jusqu’à brûler, châtier jusqu’à tuer. Des dérives d’une éducation prenant pour diktats des dogmes religieux bornés et des postulats sociaux anachroniques. Une stigmatisation de la femme s’explique à travers un acte qui n’aurait pas visé un garçon, mais qui cible une fille, en ce qu’elle incarne, dans la vision conservatrice de certains, l’honneur de la famille et l’image qui s’en répand.
Mourir pour un honneur faussement bafoué. N’est-ce pas d’un autre temps ? Brûlée vive, en voilà par contre, un acte de notre temps. Quand Bouazizi est mort, succombant aux brulures qu’a engendrées son immolation par le feu, tout un pays a changé de bord (du moins en apparence, pour les plus sceptiques par rapport à la thèse). Cependant, beaucoup d’actes similaires ont suivi. Optant pour la même démarche suicidaire, des jeunes et moins jeunes ont, en guise de contestation, mis le feu à leurs corps. Cela a secoué les esprits, un certain temps, puis est tombé dans la banalité des faits divers. Une banalisation de l’immolation s’est opérée dans la société tunisienne pourtant réputée pour son ouverture et sa modération.
Quel que soit le mode opératoire, car c’est bien d’un crime qu’il s’agit, Eya est une jeune tunisienne qui a perdu la vie dans des conditions atroces. Que le criminel soit son père ne fait que rendre plus grave l’acte qui lui a été fatal. Eya est la victime d’une société qui stigmatise la femme, qui lui incombe la lourde tâche de maintenir sauf l’honneur familial. Cependant, pareils cas nous amènent à réfléchir à ce qu’est désormais l’honneur. Se situe-t-il entre les mains d’une fillette de 13 ans qui a perdu l’âme ou entre celles meurtrières d’un père de famille qui n’en a point ? Eya morte devra nous rappeler, en revanche, que le chemin pour la libération de la femme est encore long et que les dogmes qui l’aliènent peuvent même lui coûter la vie.
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