Il a fondé Dar Assabah, grand média tunisien, aujourd’hui au centre d’un débat visant la finalisation de sa cession. Ce projet de vie (passé partiellement entre les mains du gendre de Ben Ali et confisqué à la suite de la révolution par l’Etat tunisien) porte, en effet, dans son ADN, le nom d’un des pionniers de ce pays: Habib Cheikhrouhou, venu de Sfax à Tunis, dans les années de lutte anti-colonialiste, militer par les mots et par les actes. Plus qu’un projet éditorial, plus qu’une vocation informative, Habib Cheikhrouhou a été un porteur de projet à une époque où l’on ne pouvait avancer réellement sans courage et patriotisme.
De ses 7 enfants et .. petits enfants, le HuffPost Tunisie a choisi sa fille Azza, pour revenir avec elle sur la vie de celui qui a été pour ce pays, l’un des fondateurs. Des Cheikhrouhou, Azza est la plus jeune. Elle a collaboré au journal de sa famille et dit avoir contribué « à sa bonne marche pendant de longues années ». Azza a vendu ses parts de l’édifice patriarcal avec quelques membres de la fratrie. Une vente imposée par une conjoncture personnelle et familiale, explique-t-elle. « C’est avec beaucoup d’amertume et à contrecoeur que j’ai dû me défaire de ma part dans la société familiale: je n’aurais jamais pensé qu’un jour je pouvais arriver à ce cas extrême », tient-elle à expliquer.
« Assabah », Azza en parle comme d’une femme qui a conquis le coeur de son père et qui s’est accaparé son attention et son affection. « Lors d’un dîner avec le couple Bourguiba, ma mère a dit ‘je me plains à vous de mon mari, il en a une autre! Bourguiba s’est emporté et lui a dit ‘Une autre! comment a-t-il osé? N’ai-je pas aboli la polygamie! oui, une autre a rétorqué ma mère et elle s’appelle Assabah! Celle-là c’est moi-même qui la lui autorise a répliqué Bourguiba ».
Et quand elle parle de son père, Azza n’omet jamais de citer Hallouma bent El Béhi. Fille des quartiers de la Médina qui a accepté d’épouser sans le voir cet inconnu venu de Sfax, qui a accompagné son succès, bien géré sa fortune naissante et qui a contribué à le propulser dans les hautes sphères de la société tunisienne et de ses politiques.
« C’était la fête tous les soirs, chez nous. Autour du couple, des hommes politiques, des penseurs, des chanteurs animaient une vie mondaine exemplaire. Ma mère n’était pas très instruite, mais avait une intelligence sociale qui a aidé mon père. Peut-on être dans le journalisme sans cela. Je pense que non! ».
Ce microcosme riche et puissant dans lequel évoluaient les Cheikhrouhou se retrouvait aussi dans les colonnes de leur quotidien. Les plus grands noms y écrivent, y contribuent, y participent faisant ainsi le succès et la fortune du média et de son fondateur. « Certains collaborateurs ont contribué à l’essor de Assabah, je peux en citer si Hedi Laabidi, Mohamed Guelbi avec sa fameuse rubrique Lamha… » , précise Azza.
Implanter son journal dans les milieux culturel et politique tunisiens, Habib Cheikhrouhou a su le faire en ajoutant, à son succès, une longueur d’avance qui a réussi à en réaliser l’expansion. « Mon père était un précurseur. A Bourguiba il a lancé une fois : »Je ne veux pas d’argent de votre part, Monsieur le Président, donnez-moi de la publicité! » Il avait été le premier à instaurer le principe de la publicité de la part de l’Etat pour les médias nationaux, lui qui a été l’un des premiers investisseurs à avoir lancé un média privé ».
Habib Cheikhrouhou a aussi créé une autonomie pour son projet en mettant en place son propre réseau de distribution. « Il en avait assez de la distribution classique qui était pénalisée par une mainmise de la part d’une famille dont elle devenait tributaire. Il a alors demandé 4 autorisations pour des louages (véhicules de transport en commun) et a distribué lui-même au nord, au sud, à l’est et à l’ouest de la Tunisie. Il a ainsi réalisé ce à quoi il aspirait: présence dans les régions et journalisme de proximité », relate Azza.
Dans les années 80/ 90, Assabah était à son apogée. Son lectorat était en France, aux Etats-Unis… et son expansion constituait une fierté pour toute une famille. Car le média est certes l’oeuvre du père mais il était aussi la propriété de ses sept enfants. « Il a voulu de son vivant que la société nous appartienne à tous. Il a voulu que nous ayons nos parts (une part pour chaque fille et deux pour chaque garçon) dans cette réalisation qui est sienne. Il voulait tellement nous unir autour, nous avons fini par nous désunir ».
Une réplique lancée avec amertume par cette descendante qui préfère garder pour elle les détails d’un conflit entre fratrie persistant toujours et ayant pour nom Assabah. Ce projet de vie qui s’est disloqué et qui a fini par échapper à ses faiseurs.
« Après sa mort j’ai appris qu’il gérait tout un village, subvenait aux besoins de ses habitants au quotidien. Il était très discret et avait de la retenue. Il était, par ailleurs, avare en mots et prenait le temps de réfléchir, mais quand il parlait, il était percutant, avec de l’humour et avec une façon très anecdotique. J’ai su qu’il appelait tous les jours le standard du journal juste pour écouter dire par l’opératrice, anonymement, le matin ‘Bonjour ici Assabah’ et en fin de journée ‘Bonsoir, ici Assabah’ « .
Habib Cheikhrouhou est arrivé à Tunis modestement, seul, avec seulement une idée et des principes, il a quitté la vie, le 27 janvier 1994 laissant derrière lui un journal aujourd’hui âgé de 66 ans.
*Habib Cheikhrouhou a fondé en 1951 le journal tunisien Dar Assabah. Militant d’origine sfaxienne, il a oeuvré, malgré les pressions en temps de colonisation, en faveur d’un salut culturel pour la Tunisie. A la fois proche de la sphère politique et de l’élite culturelle, proche de Bourguiba et de ses ministres et membre du groupe d’artistes dit Tahte essour, il a ouvert son journal aux plumes engagées et aux esprits aspirant à l’indépendance. Malgré les pressions du colonisateur, l’exil, l’emprisonnement, les menaces d’assassinat par la main rouge, Habib Cheikhrouhou a résisté ainsi que son projet: faire des mots un acte de courage .
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