Après une semaine d’attaques, de contre-attaques et de rentre-dedans, voici venu le temps des retraits. Dans la journée d’hier, il y en a eu deux. Les semaines précédentes il y en eut deux aussi. Hached, Nabli, Zouari et Hamdi quittent la course. 23 autres la poursuivent, dans un rythme désormais haletant, vers Carthage. Cependant, tous les candidats à la présidentielle ne sont pas logés à la même enseigne. En cette dernière semaine d’avant-vote, il y en a qui sont à bout de souffle et d’autres qui respirent déjà à pleins poumons la réussite pressentie. Parmi les candidats il y en a aussi qui disent être délaissés par les médias au profit d’autres, pointant, d’une manière répétitive, ce qu’ils désignent comme étant la « bipolarisation ».
En effet, malgré le nombre important de candidats et de partis, nous assistons en Tunisie à un bipartisme opposant le CPR et son candidat qui s’en dit pourtant indépendant et Nidaa Tounes et son candidat Béji Caïd Essebsi. Et il y en a qui s’indignent contre la primauté affichée dans les deux camps. Le bipartisme est pourtant d’usage dans différents pays ayant pignon sur rue en matière de démocratie. On évoque des tendances qui se dessinent, on évoque les performances de l’un et de l’autre candidats, on pointe la présence médiatique des deux camps. Et on crie à la bipolarisation qui met en valeur deux candidatures aux dépens de 21 autres dont chacun voudrait être l’alternative à deux choix se présentant, d’eux-mêmes, comme antonymiques.
A voir de près ce qui caractérise l’un et l’autre camps, il est aisé de voir que Béji Caïd Essebsi ne se cache pas d’avoir conçu Nidaa comme une alternative à ce qui aurait pu être appelé à l’époque « Al Taghaouel », celui d’une créature unique à trois têtes appelée la Troïka. Moncef Marzouki, à son tour, ne se cache pas – voire se targue- d’être celui qui pourra sauver le pays de l’omnipotence d’un parti pouvant, en cas de victoire à la présidentielle, gouverner la Tunisie seul.
La conception bipolaire de la scène politique n’est donc pas chose nouvelle ; elle trouve ses racines dans l’essence même des parties adversaires, dans leurs discours l’un à l’autre opposés, dans le vocabulaire choisi pour se confronter, dans l’état d’esprit manifesté (ou refoulé) et dans l’attitude qui les accompagne.
La bipolarisation sur laquelle reviennent de nombreux candidats se disant lésés n’est pourtant pas le propre de l’élection présidentielle et de la campagne intense qui la précède. Elle remonte aussi à l’élection législative et opposait alors, dans un face à face représenté comme décisif pour le pays, les islamistes et le parti « laïc », celui qui peut combattre une gouvernance de la Tunisie basée sur le religieux et ses adeptes au discours bien travaillé.
Nous avions alors assisté à une bipolarisation de nature idéologique opposant aux dogmes politico-religieux, l’idée d’un parti s’en détachant et promettant ainsi à la Tunisie de la faire fuir de l’islamisme. Cet islamisme combattu est celui qui galope vers différentes régions arabes ayant été secouées par des soubresauts politiques. Ce duel a pris, aux yeux des citoyens-électeurs, des proportions telles que les appels de Nidaa au vote utile ont trouvé écho le jour où un choix a dû être fait parmi les démocrates pour combattre l’islamisme comme mode de gouvernance politique. En remportant les législatives, Nidaa n’avait pas gagné des voix parmi l’électorat d’Ennahdha ou du CPR, mais parmi celui de partis qui lui sont proches idéologiquement.
Dans sa version actuelle, la bipolarisation n’est pas idéologique. Elle relève de l’ordre des « valeurs ». L’on oppose alors le discours de la révolution à celui des caciques du régime, le risque d’omnipotence à la garantie de la démocratie qu’on attache évidemment à soi. On oppose l’honnêteté à la corruption, les qualités de démocrates à celles d’une potentielle tyrannie. Des arguments de campagne face auxquels BCE réplique, dans ses interviews et lors des meetings qu’il tient.
Pourtant la scène politique et le chemin vers Carthage sont caractérisés par une diversité que tout observateur non amnésique peut qualifier de salutaire. Des profils différents, des parcours, des fois, opposés d’opposants et d’anciens du pouvoir déchu, des passés variés et une panoplie de desseins d’avenirs meilleurs proposés selon la pensée de chacun. Pourtant, le schéma se réduit à une bande de RCDistes et une foule de révolutionnaires, aux yeux de Marzouki et son clan. Il se résume à l’image recherchée d’une Tunisie prestigieuse en opposition à celle qui se ringardise, selon BCE et ses défenseurs. Et derrière chaque groupe, se crée une constellation d’adjudants. Inconnus sortis de l’anonymat pour l’occasion, extrémistes, personnalités politiques, partis et pourquoi pas anciens candidats affichent leur soutien à leur cheval de course et misent, garanties à l’appui, sur sa victoire.
On accuse les médias d’avoir orchestré de tels raccourcis en mettant des candidats à la présidentielle en marge et en en privilégient la candidature de deux, uniquement. Mais cette politique bipolaire trouve son origine dans la perception qu’a le potentiel électeur d’une Tunisie tiraillée entre deux politiques, l’une essayée l’autre promise, d’une Tunisie à cheval entre deux époques et se dirigeant, enfin, vers une destination finale, après une, provisoire, ayant assez duré. Le vote utile est désormais pour Marzouki, selon Marzouki et les siens. Il est pour BCE, selon BCE et les siens. C’est le 23 novembre que nous saurons laquelle des deux parties pèsera le plus, en termes de bulletins dans l’urne. Bon vote à tous !
Consulter la source