Suivant l’exemple de notre chef du gouvernement, j’ai décidé de ne pas me soucier des soubresauts diplomatiques, d’oublier la tournure mercantile que prend l’enseignement en Tunisie, de ne pas tenir compte de la visite de BCE à Paris, de ne pas remarquer et faire remarquer que c’est le secrétaire d’Etat aux affaires européennes qui l’a accueilli: J’ai décidé de me concentrer sur un détail. Parce qu’il faut un point de départ à toute réflexion bien ordonnée, celle-ci commencera par une anecdote qui n’est pas passée inaperçue. C’est le chef du gouvernement qui arrive à l’aéroport de Monastir et qui, entouré de plusieurs personnes l’accompagnant dans sa visite à la région du Sahel, fond en argumentaires, en jeux de main et en invectives. Le détail n’est pas de taille et pour cause, un mégot de cigarette par terre et c’est la colère de notre chef du gouvernement qui se déchaîne.
Beaucoup ont vu, dans cet épisode pour le moins insolite, une certaine exagération. « Il faut un minimum de confort pour pratiquer la vertu», écrivait Saint Thomas d’Aquin et rappelait BCE, ce matin même à Paris. Doit-on occulter les détails ou ne doit-on voir qu’eux ? Habib Essid semble ne pas avoir réfléchi longtemps avant de réagir et a l’air de privilégier la politique du détail à celle globale ne considérant que l’ensemble de nos malaises et les abordant comme un fait tant ils paraissent insurmontables. Des mois après son accession à un des plus importants postes de décision, M.Essid n’a toujours pas convaincu tous les Tunisiens de son rendement, de sa démarche, de sa position. Notre chef du gouvernement serait donc un perfectionniste, mais un perfectionniste perfectible.
Le mégot aperçu sur le sol à l’aéroport, est-il le seul « signe visible » de saleté que M. Essid a vu dans cette Tunisie qui suffoque ? Nos rues sont jalonnées de tas d’ordure dont les tailles diffèrent mais dont le rendu reste similaire : la propreté en Tunisie est mise à mal. Nous ne sommes pas les seuls à le remarquer. Le peu de touristes qui croient encore en la Tunisie, par amour ou par économie, le constatent également.
Dans nos rues, par temps de vent, c’est le bal aérien des sacs en plastique qui nous accompagne au quotidien. En temps de chaleur, ce sont les effluves nauséabonds qui effleurent notre mémoire collective dans laquelle Tunisie rimait avec jasmin. Adieu clichés, de toutes les façons, le jasmin, depuis qu’on l’a juxtaposé aux révoltions, a perdu de son parfum. Et pourquoi la voudrait-on encore verte cette Tunisie ? Cette expression désuète n’a plus lieu d’être. Verte, la couleur de notre colère à la vue de ce que le pays devient.
Etait-ce important de se soucier des rues, des fleurs, des poubelles alors que le pays était touché par un autre mal ? C’était un détail que les adeptes de la politique globale ne regardaient point. Que nos mers soient polluées et que nous courions un risque sanitaire à nous rendre à certaines plages, est un fait d’une importance mineure. Nos responsables sont pris ailleurs, alors cessons nos lamentations et concentrons-nous sur l’essentiel.
L’essentiel est de continuer à respirer alors, que l’air soit frais ou pas, c’est un luxe. Mais parce qu’il faut bien un début à tout, la réaction au sujet d’un mégot jeté à même le sol n’est pas du luxe pour celui que la misère guette. Une campagne de propreté a été lancée cette semaine, peu de temps après la fin d’une autre, aussi inefficace que ponctuelle. Cet intérêt pour la propreté occasionnelle, cette propreté qu’on célèbre comme un événement national a débuté hier par l’anecdote de Habib Essid. Cela se poursuivra pendant quelques jours, jusqu’à ce que la conscience politique et celle citoyenne s’engourdissent de nouveau.
Le détail d’hier nous a bien interpellés. On aurait bien crié à l’adresse de M.Essid, s’il avait les oreilles découvertes pour nous écouter, que nos rues sont sales et que le plus grave, c’est que nos enfants ne le voient plus, car l’habitude anesthésie leur regard. Nous aurions bien hurlé que nos arbres défeuillés sont ornés de sacs en plastique, que nos rues, tous quartiers confondus, sont assaillies par des hordes de chiens errants, qu’elles sont plongées dans le noir dès que la nuit tombe car l’électricité publique est coupée dans de nombreux quartiers de la capitale et des provinces. Nous aurions bien crié qu’on nous faisait manger de la viande d’âne, qu’on nous gavait de produits chimiques en tous genres sans qu’un contrôle sérieux ne se fasse, sans qu’une législation déterminée ne soit mise en place et ne soit appliquée auprès des industriels des produits alimentaires, des éleveurs de poulets et de poissons et des agriculteurs.
De toutes les façons cela n’est plus un détail car tout se pollue ici, même l’esprit. Un œil jeté sur les lectures proposées aux enfants tunisiens sans qu’aucun contrôle ne soit proposé suffira pour attirer l’attention sur ces détails. Il avait bien raison M.Essid de se mettre en colère. En colère, nous le sommes tous les jours et c’est le jour où nous cesserons de l’être que nous aurons compris, avec un retard fatidique, ce qu’est « un détail qui tue ».
Nous nous accrocherons donc comme M.Essid aux détails, ceux qui pourraient nous faire revivre dans un pays digne d’accueillir des étrangers, touristes et investisseurs, et de refléter véritablement la nature de ce que nous sommes. Cette importance accordée aux détails de la part d’un dirigeant fera peut-être qu’aux yeux de responsables départementaux, locaux, municipaux, les détails soient perçus autrement. Le prisme de la sanction sera utile s’il est le seul moyen d’éveiller ou de faire naître des consciences à ceux qui n’en ont plus, ils n’en seraient que plus sensibles aux détails !
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