Une mer rouge sang, un fond de musique épique et une voix menaçante. Tous les ingrédients d’un thriller américain y sont et pourtant ce n’est pas une fiction. La dernière vidéo des djihadistes pousse encore à l’extrême ce qui l’était déjà : l’expression de l’horreur atteint son paroxysme et le dépasse, à chaque production audiovisuelle du groupe islamiste dit Daech. Leur mise en scène de l’horreur a des allures de fiction et pourtant elle semble être bien réelle.
Il fut un temps où la fiction tentait de s’approcher au mieux de la réalité. Il est un temps où la réalité atteint la fiction et la dépasse. C’est le cas des vidéos de décapitations, d’égorgements et de mise en feu de personnes considérées comme des ennemis de l’Islam frappées par le courroux des djihadistes. L’image d’une mer prenant une couleur rouge sang renvoie, dans un certain imaginaire collectif, à la scène d’un film culte. Ce film était le summum de l’effroyable, à une période où l’horreur n’était que fiction et l’inhumain encore latent. La référence est presque du même registre que celui que pareilles vidéos tentent de mimer : le cinéma. Désormais la réalité dépasse l’imaginaire et la créativité mise au service du choquant dépasse l’entendement. Gérard Genette avait défini la métalepse (diégétique et extra-diégétique) comme des sortes de parenthèses de réalité au sein de la fiction, le contraire est désormais en train de prendre forme et c’est la réalité volontairement théâtralisée qui puise dans le fictionnel ses références, ses images et ses techniques pour mieux nous frapper.
Les réseaux sociaux et les nouvelles technologies permettent ainsi d’agrandir l’onde de choc, de mieux diffuser la peur et de cibler plus loin que sa portée réelle. Ainsi, ce qui est présenté comme réel dépasse, dans la volonté de le théâtraliser, la vraisemblance, percute les limites, s’en dégage et déconcerte. Certaines personnes adeptes des théories de complots verront en les vidéos de Daech une œuvre de « science-fiction », une simple mise en scène n’ayant pas pour bases de vraies exécutions et utilisant des techniques de cinémas pour obtenir un simulacre crédible. D’autres verront le danger tellement réel qu’elles s’en sentent menacées, le voient tellement menaçant qu’elles l’imaginent déjà à nos portes.
L’âme humaine semble en effet si peu compter dans ces images qu’on voit et qu’on partage sans discernement qu’elle en arrive à des tiraillements extrêmes. Entre le pathos et la raison, elle oscille, entre le scepticisme et la peur, entre le courage et l’incrédulité… Face au sadisme qui s’affiche sur des petits écrans d’un genre nouveau (smartphones et ordinateurs), nous vivons, en termes de réceptivité, ce qu’il y a de plus extrême. Et nous sommes devenus tellement habitués à l’horreur que notre inconscient la banalise, malgré notre conscience de sa gravité.
Face à ces films où l’attention est bien portée à l’image, au cadre, aux costumes, à la parole, aux gestes et même aux silences, notre réaction nous étonnera nous-mêmes. Nous verrons défiler ces images et nous passerons à autre chose. Notre imaginaire a été, en effet, pollué par une réalité le dépassant. Nous en trouverions niais les Dents de la mer, si on le visionnait de nouveau. Nous sommes devenus des monstres, à trop voir des monstres. Et puis nous sommes devenus en l’espace de quelques semaines Charlie, puis Ahmed, puis Chaïma, puis Yoav, puis Razen, puis Muadh, nous nous sommes proclamés, juifs, coptes et Egyptiens.
A chaque horreur, nous crions notre soutien aux victimes d’une manière si entière et tellement superficielle que notre soutien déjà virtuel se vide de sens. Nous voyons tellement l’humain aller vers le bestial que notre humanisme en prend un sacré coup. La réalité dépasse tellement la fiction que nous en avons du mal à réagir en fonction de ces faits dont nous avons du mal à définir la nature. Hormis nos problèmes nationaux, nous voilà face à un mal-être aux dimensions internationales, universelles remettant en cause les latences bestiales de la nature humaine, remettant en question notre capacité à demeurer humain face l’inhumain, mettant à l’épreuve l’implication de l’individu dans la collectivité, et confirmant en nous, la notion d’appartenance au groupe en l’occurrence celui des victimes, non pas celles battues, abattues mais celles devenues emblèmes tragiques de l’expression de l’horreur. L’on crierait presque « Nous sommes tout sauf Daech » !
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