Monsieur le Président,
Nous avions appris, le 18 octobre 2012, que le débat des idées (ou plutôt son absence) se faisait suppléer par les coups, que l’intolérance pouvait finir en meurtre et que la différence d’idées pouvait être un motif de violence et d’assassinat. Nous avons appris, hier 14 novembre 2016, que lyncher une personne jusqu’à la voir mourir sous les coups ne pouvait donner lieu qu’à un non-lieu.
Nagdh, vous connaissez ce nom, Monsieur le Président. Vous l’aviez tant de fois répété, lors de votre campagne électorale. Son lynchage a été évoqué beaucoup de fois par les leaders de votre parti. Et même si Nidaa aujourd’hui n’est presque plus, le souvenir de ces répliques parfaitement politiques ne peut que résonner amèrement dans les oreilles de ceux qui avaient cru, non pas en votre parti seulement, mais en un idéal politique où la justice seule pouvait régir les différences transformées en différends mortels.
Vous disiez, il y a de cela quatre ans, quand vous étiez de l’autre côté de la force qu’est le pouvoir, que Lotfi Nagdh a été assassiné, à ceux qui évoquaient la thèse de la mort par crise cardiaque, vous criiez qu’il s’agissait de mensonges et de calomnies. Aujourd’hui que vous êtes au pouvoir, ce faible de tous les politiciens, comment pouvez-vous admettre qu’un non-lieu soit prononcé quand vous disiez, il n’y a pas si longtemps que cela, qu’il y a mort d’homme? Peut-être êtes-vous, comme nous, ce matin, dégoûté par ce à quoi a abouti le système, vous qui êtes dedans, désormais.
La justice est indépendante. Oui, cela est vrai et qui d’entre nous ne le souhaiterait pas. La justice a dit son dernier mot après plusieurs reports. Mais comment compteriez-vous expliquer aux petits Nagdh que, devant un pupitre vous ayez enflammé la scène politique en encensant de prétendus coupables, vos ennemis politiques de l’époque en l’occurrence, et qu’aujourd’hui, des hauteurs de Carthage, vous puissiez accepter la fatalité d’une justice injuste au regard de ceux qui ont cru en vous et de beaucoup d’autres.
Comment expliquera votre parti à cette veuve dont il a fait une égérie de campagne que le mot martyr ne collera plus à celui de son défunt époux. Ce non -lieu est censé l’en priver, du point de vue de la justice. Et si les autres dossiers similaires en cours se soldaient avec la même amertume, comment l’expliqueriez-vous à Majdouline et aux veuves Belaid et Brahmi, celles que vous avez saluées, honorées, fait monter sur le podium le jour de votre victoire, un peu comme une revanche au regard de vos détracteurs, un peu comme une promesse à l’égard de ceux qui attendent encore que justice soit faite après des assassinats vécus comme des deuils nationaux?
Monsieur le Président,
Cela ne doit pas être facile de se voir acculer à l’impuissance quant à la justice, quand, à l’injustice, celle-ci aboutit. Cela est aussi dur que ne l’est ce sentiment de dépit pour ceux qui voient aujourd’hui, avec du recul, que l’instrumentalisation politique des deuils des autres ne peut faire que des désabusés. Et quand ceux-là sont des petits orphelins, une veuve, des frères et soeurs, des parents et amis de personnes que la mort a frappées, par préméditation ou par accident, l’on ne peut que se refuser à l’acceptation.
A nos martyrs d’après révolution, la mort a épargné la désolation de voir que des parties ont fait de leur sang des slogans politiques. La survie de leur souvenir, quels que soient les verdicts, nous rappelle, nous autres concitoyens, que la reconnaissance de la patrie à ses hommes, quand elle se monnaie en voix électorales, pervertit leur souvenir et tâche de sang les victoires qui en résultent.
Monsieur le Président,
L’injustice des hommes peut s’oublier avec le temps, celle de la justice ne peut que remuer le couteau dans la plaie et faire saigner des coeurs blessés face au désolant spectacle d’une patrie se débattant encore, des années après, contre le spectre du passé. Quelle justice transitionnelle peut-elle réparer des maux passés quand le mal se poursuit et affecte tout un pays?
En visionnant de nouveau, ce matin, votre discours de l’époque, cravate noire et regard fermé, parlant du premier martyr de votre parti, l’on ne peut que réaliser ce que les consensus contre-nature sont douloureux des fois et ce que le sentiment de dépit peut être national (si l’on excepte ceux qui narguent veuve et orphelins en affichant, sur photo, leur bonheur face à ce verdict).
L’on ne veut pas au final, Monsieur le Président, comme ceux-là nous ont nargués, vous narguer à notre tour, nous ne voulons pas que des personnes soient jugées d’une manière injuste, si crime il n’y a pas eu, mais nous ne voulons pas non plus que des innocents voient leur père mourir deux fois pour avoir cru en un parti qui a été le vôtre le temps d’un accès au pouvoir, cela les tuera de voir que les desseins politiques ont chargé la mort de leur père d’une utilité à usage unique et en a fait, au final, un dossier poussiéreux classé parmi les dossiers de ceux que le destin, ce coupable d’office, frappe et que la justice et les hommes assassinent une deuxième fois.
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