Nous sommes désormais deux Tunisies : celle qui se débat et s’enfonce et celle qui, pendant cela, continue à avancer vers un but. Deux cultures se disputent le pays, celle voulant l’islamiser ne se remarque que quand l’horreur frappe et tue. Elle est néanmoins perceptible au détour d’une discussion, lors d’un trajet en taxi, sur les ondes de certaines radios à tendance religieuse, sur les plateaux télévisés de troisième type et dans la bouche de politiciens d’un genre nouveau… Nous sommes divisés et notre division dépasse les principes de tolérance et d’acceptation de l’Autre, car elle a pris un visage funeste.
Nous ne mesurons l’ampleur de la scission qui s’est opérée au sein du tissu social tunisien que quand le terrorisme nous frappe. Ces extrémistes sont le paroxysme que peut atteindre cette différence entre des concitoyens prônant la mort comme revanche face à d’autres luttant pour que la vie se poursuive et que le pays prospère. Cela était perceptible il y a quelques années déjà, quand des extrémistes religieux d’Ansar Chariâa faisaient des démonstrations de combats sur scène, devant des milliers de conquis scandant des « Allahou akbar ». Au nom du laxisme, on avait laissé faire.
Tant d’éléments tangibles tendent à nous rappeler que la culture tunisienne n’est plus unique mais dupliquée. Qu’ils soient éducatifs, cultuels, associatifs ou politiques, plusieurs secteurs en attestent. Pendant que l’enseignement public pâtit des grèves et que des élèves sont pris en otage par leurs propres enseignants, les écoles coraniques pullulent et diffusent un message attrayant par la quiétude qui s’en dégage. Discipline, rigueur y sont les maîtres-mots alors que de l’autre côté, on rame vers la médiocrité organisée.
Même constat du côté de l’exercice du culte : près de 200 mosquées non officiellement déclarées diffusent un prêche non contrôlé. D’autres ont, officiellement, échappé au contrôle de l’Etat, voire sont sous le contrôle de radicaux y prêchant leurs idées librement et faisant parmi leurs fidèles de potentiels terroristes. La case mosquée en est devenue, dans le parcours d’un jeune « repenti », un signe alarmant. A cette mouvance, même nos symboles ont été atteints. La mosquée Ezzitouna qui échappe à l’autorité de l’Etat est passée de haut-lieu de l’Islam à l’emblème le plus frappant de ce mal qui nous a gangrénés.
Du côté des médias, la même dichotomie existe. Des radios à tendance religieuse diffusent, en toute illégalité, un discours haineux et extrémiste. Diabolisant la femme, la modernité, la Constitution voire l’Etat lui-même, ces radios que la HAICA n’a pas réussi à stopper n’en ont pas fini de polluer l’esprit de ceux qui les écoutent et de nourrir la vision d’une Tunisie voulue différente, à coup d’anachronismes et de stigmatisations. Des sites internet ont aussi permis de blanchir le terrorisme et d’exprimer des discours extrêmes. Un radicalisme structuré a ainsi pu naître et s’est nourri tous les jours de la crédulité de ses cibles.
La société civile, échine des derniers changements politiques n’a pas été épargnée. Y ont proliféré des associations aux revenus inconnus et aux fonds suspects. Le plan d’action y est social essentiellement mais la tendance religieuse s’en dégage aisément. Comme aux temps des croisades, on tente de rallier le plus grand nombre de personnes à un islam radical et pour cela, tous les moyens sont bons, tant que les failles ne sont pas comblées.
La scission évoquée plus haut prend une forme politique dans le cadre d’un discours télévisé pointant le manque de neutralité et plongeant en plein dans la propagande, voire dans le risible pathétique. Même les attentats du Bardo sont ainsi mis en doute par certains. Les personnes assassinées n’ont jamais existé et ce sont les services secrets étrangers qui ont tout préparé. C’est ce que débitent des intervenants en tous genres (mais d’un seul bord) ayant pris la liberté d’expression comme cheval de Troie pour diffuser un discours dangereux au lieu de condamner ce qui est universellement condamnable. Avancer que Daech n’existe pas alors que des victimes tombent tous les jours est une réflexion honteuse mais ô combien révélatrice du hiatus idéologique que certains politiciens nourrissent.
Ce sont toutes ces personnes qui nourrissent nos divisions, celles qui peinent à se prononcer quant à l’horreur et qui, au lieu de la dénoncer, la justifient à l’aide d’arguments en tous genres. C’est d’abord la politique voulant faire de nous une réplique du modèle turc qui nous a divisés. C’est l’argent venu d’ailleurs qui a acheté des consciences monnayables pour bâtir entre nous des murs idéologiques aussi imperceptibles que difficiles à détruire. Ce sont ceux qui ont contribué, au quotidien, à décrédibiliser l’élite tunisienne, qui ont cassé tout modèle susceptible d’agir sur les esprits qui s’égarent. La politique des étapes a fait aujourd’hui que nous nous habituions à l’horreur et que nous nous accommodions avec le discours qui l’a fait naître. En peu de temps, l’extrémisme religieux qui a été toléré par certains politiciens s’est mué en terrorisme et est sorti de la sphère des idées qu’au nom des libertés, nous nous devions d’accepter, à la sphère de l’action sur terrain et par les armes.
Le wahabisme a gagné en champ d’action grâce aux révolutions. Il a conquis de nouvelles terres et y a trouvé des adeptes en nombre. Parce que la guerre est donc menée sur notre culture, nous devons agir d’abord par les idées. Parce que la guerre prend aussi des allures de bataille sur terrains improvisées nous devons bien penser nos répliques et former nos sécuritaires pour. Parce que certains visent les jeunes, nous devons mettre la jeunesse au centre d’une réforme culturelle les intégrant et leur inculquant les valeurs de citoyenneté et de rigueur. Parce que l’éducation est notre arme de construction massive nous devons avoir la conscience de l’apport qui peut en découler et du danger qui, à travers sa déstabilisation, peut se produire.
Notre action a demeuré longtemps politique uniquement. Pendant ce temps, d’autres ont agi sur des terrains multiples et ont ratissé large. Du politique au culturel et de l’associatif au cultuel, ils ont fédéré là où les autres se dispersent. Le constat est tel que nous sommes, à ce jour, deux Tunisies, l’une justifiant l’horreur et contribuant à son épanouissement sur nos terres, même indirectement; l’autre se battant contre le mal avec des moyens qui s’amenuisent et une politique seulement politicienne sans stratégie d’action sur le long terme. Parce que le califat est une culture et que l’islamisme extrémiste est la plus pernicieuse des idéologies, nous devons aussi agir par la culture et l’idéologie pour combattre ce mal qui nous guette : la division cherchant à faire de nous ce modèle que nous ne sommes pas.
Consulter la source