Alors que la Tunisie a célébré, hier 9 avril, ses martyrs de l’Occupation, elle s’apprête à rendre justice, demain, à ses martyrs d’après-révolution. Ces Tunisiens morts lors des événements ayant engendré les changements politiques d’après janvier 2011. Le dossier de ces martyrs tués par les balles de tireurs encore inconnus sera entre les mains de la justice demain, une justice militaire, ce qui est contesté par certains observateurs. De nombreuses défaillances ont été relevées par ceux qui maîtrisent le dossier et qui l’ont, pour le cas de l’avocat Nizar Ayed, porté aux mains des hautes instances onusiennes.
Le dossier des martyrs et blessés de la Révolution, traitant de faits remontant, désormais à plus de 3 ans, peine à trouver une issue rendant justice aux victimes. C’est un constat que font, depuis un moment, les avocats de ceux qui ont perdu des êtres chers et qui tentent de passer le cap de cette phase sanglante de notre Histoire. Les avocats des accusés pointent, quant à eux, des défaillances en nombre. Si cette affaire a tardé à être finalisée, c’est qu’elle n’a pas été traitée, dès le départ, de la bonne manière, explique Nizar Ayed, avocat de Rafik Haj Kacem, ministre de l’Intérieur à l’époque des faits.
Tout en confirmant la compétence et la rigueur caractérisant la justice militaire, Me Ayed précise que le cas de son client pose un sérieux vice de forme. L’ancien ministre de l’Intérieur ne fait, en effet, pas partie du corps sécuritaire qu’il encadre. Son statut de civil imposerait, de ce fait, qu’il ne soit pas jugé devant un tribunal militaire. A cet argument, Charfeddine Kellil, avocat des blessés et martyrs de la révolution, oppose l’Article 2 de la loi n°70 de l’année 1982 (en date du 6 Août 1982) portant statut des forces de sécurité intérieure. Cet article stipule que lesdits agents dépendent du ministre de l’Intérieur qui est, ainsi que le premier ministre, exécutant des ordres présidentiels.
Selon Me Kellil, l’ancien ministre de l’Intérieur aurait même accepté d’être jugé devant un tribunal militaire à condition que Mohamed Ghannouchi, premier ministre à l’époque, le soit également. Charfeddine Kellil rappelle que, dans ce cadre, la législation est à revoir. Cela ne concernera aucunement le cas de l’ancien ministre de l’Intérieur, d’après lui, mais d’autres comme celui de l’ancien conseiller du président Moncef Marzouki, Ayoub Massoudi, qui, bien que civil, a été jugé devant un tribunal militaire.
L’attribution du dossier de son client Rafik Haj Kacem à la justice militaire a été porté par Nizar Ayed au regard des Nations Unies, car contraire à la législation internationale et nationale selon l’article 5 du Décret 69 – 2011 en date du 29 juillet 2011, ajoute-t-il dans une lettre qu’il a envoyée à la rapporteuse du Haut-commissariat aux Droits de l’Homme chargée de la justice militaire, Gabriella Knaul. Celle-ci aurait, selon Nizar Ayed, exprimé son étonnement quant à l’institutionnalisation de la justice militaire dans le cadre de la nouvelle Constitution alors que celle-ci reste, dans plusieurs autres pays, une exception en cas de guerre par exemple.
Me Ayed y relève ce qu’il hésite à qualifier de mensonge ou d’erreur, à savoir une omission de taille recelée dans la réponse du gouvernement tunisien à un questionnaire que lui a soumis, en date du 10 mai 2013, le Haut-commissariat aux Droits de l’Homme et, précisément, la rapporteuse spéciale de l’indépendance des juges et des avocats concernant la justice militaire. Interrogé quant à la comparution de civils dans le cadre de la justice militaire, le gouvernement tunisien avait répondu par la négative.
« – Est ce que le système de justice militaire a juridiction uniquement sur le personnel militaire ? Est ce que la loi qui régit la juridiction militaire dans votre pays considère certains civils comme du personnel militaire en raison de leurs fonctions ? », lit-on dans ladite correspondance. La réponse du gouvernement tunisien fut un pur mensonge, clame Nizar Ayed. « – La législation militaire tunisienne ne considère pas certains civils comme du personnel militaire », avait, en effet, répliqué notre gouvernement, le 8 juillet 2013.
Rafik Haj Kacem, qui comparaît demain vendredi 11 avril devant la cour d’appel permanente de Tunis, a déjà été jugé devant les trois tribunaux militaires dont dispose la Tunisie, en l’occurrence, ceux du Kef, de Sfax et de Tunis. Des jugements ayant abouti à des peines de prison allant de 10 à 15 ans à chaque fois et faisant un total de 37 ans de prison pour les mêmes faits à chaque jugement, avance son avocat. Des hauts cadres du personnel sécuritaire et à leur tête leur ministre de l’époque ont donc été jugés coupables pour « complicité de meurtres en donnant des instructions aux forces de l’ordre de tirer sur les manifestants». Hors, de ces accusations, ne ressort aucune culpabilité vérifiable, selon les avocats des accusés.
Pour l’avocat des victimes, Me Kellil, il y a eu un flux gigantesque d’appels téléphoniques émanant du téléphone de Rafik Haj Kacem vers les téléphones d’agents présents sur le terrain à l’époque des faits. Cette absence de respect de la hiérarchie dans le cadre de la communication entre le ministre et les agents montre, selon ses dires, une volonté de dissimuler la portée de tels contacts. Il existe, ajoute Me Kellil, des documents visant à faire parvenir des balles à des villes telles que Thala et ces documents ont été signés par le ministre de l’Intérieur qui était, de ce fait, informé qu’il y a eu des tirs et qu’il allait y en avoir encore.
Pour l’avocat des victimes, le poste de Rafik Haj Kacem implique une responsabilité sécuritaire, politique et pénale. S’en préserver derrière les agents de terrain qui auraient donc décidé d’eux-mêmes d’aller vers la violence extrême, est une esquive qui a, dans son sillage, mis en prison une cinquantaine d’agents. Ceux-là continuent, selon Charfeddine Kellil, à être menacés s’ils venaient à évoquer les réels donneurs d’ordre.
Me Nizar Ayed, confirme, de son côté, que l’absence de preuves ne peut attester implicitement de l’implication de Rafik Haj Kacem et de ses subordonnés dans l’action de tirer sur les manifestants. Le flux d’appels évoqué par l’avocat des victimes et cité comme une preuve n’en est pas une, dans la mesure où on ignore ce qui y a été dit. « On a peut-être ordonné aux forces sur le terrain d’aller moins vers l’agressivité ? », s’interroge Maître Ayed. Au contraire, la défense disposerait d’instructions envoyées aux forces sur le terrain, afin » d’éviter de tirer sur les manifestants quelle que soit la gravité de la situation « , nous précise-t-on. « Contrairement à ce qui s’est passé en Syrie, en Egypte, ou plus récemment en Ukraine, et malgré les défaillances du régime Ben Ali, il n’y avait pas de volonté d’aller vers la violence extrême et de tirer sur les manifestants », ajoute Nizar Ayed. « Certes, chaque individu compte, mais la révolution tunisienne a fait uniquement 69 martyrs dans le meurtre desquels on évoque l’implication potentielle des cadres du ministère de l’Intérieur. Mais si le régime l’avait voulu, le bilan quoique tragique, aurait pu l’être bien davantage », précise l’avocat de l’ancien ministre de l’Intérieur.
On reproche, à bon escient, aux hauts dirigeants sécuritaires de Ben Ali d’avoir exercé une pression constante et souvent musclée sur l’opposition, d’avoir oppressé le peuple et d’avoir orchestré des abus divers à l’encontre des libertés individuelles des citoyens. Des torts qui ne rentrent pas dans le cadre des crimes pour lesquels ils sont jugés mais qui n’en demeurent pas moins « réprimables ». A cela Nizar Ayed oppose un argument en relation avec le contexte de l’époque et la menace terroriste qui planait alors; une menace souvent minimisée, mais qui était pourtant réelle, au vu de ce que nous avons connus dans ce sens depuis la révolution, ajoute-t-il.
Une dizaine de hauts dirigeants sécuritaires, une cinquantaine d’agents et leur ministre sont encore entre les mains de la justice. Aurait-on opté pour les « mauvais » accusés, leur a-t-on reproché des faits qui ne sont pas les bons ? Ou la justice de la grande Muette tient-elle à garder secrets quelques détails relatifs à un épisode historique qui demeure encore flou, malgré les efforts entrepris de part et d’autre pour rendre justice à ceux qui ont été lésés ?
338 Tunisiens ont trouvé la mort dans le cadre du soulèvement populaire ayant amorcé les changements politiques que le pays a connus. Pour promettre que justice leur soit rendue, Moncef Marzouki avait fait un vœu dans ce sens, auprès d’une mère de victime. Il lui avait promis de n’ôter le pin’s portant sa photo et avec lequel il avait orné sa veste, que quand il aura trouvé ceux qui ont été derrière la mort de ce jeune et de plusieurs autres morts comme lui. Demeurent donc en prison une dizaine de hauts cadres du ministère de l’Intérieur et leur ministre Rafik Haj Kacem pour une probable implication dans le meurtre de 69 Tunisiens, implication que réfute évidemment l’avocat Nizar Ayed. Courent encore les meurtriers des 269 Tunisiens restants.
Moncef Marzouki a, quant à lui, enlevé le pin’s qu’il a longtemps porté. L’affaire relative aux martyrs et blessés de la révolution, sa gestion et ses finalités semblent teintées de populisme. Les familles éplorées n’arrivent toujours pas à faire le deuil de ceux qu’elles ont perdus et demeure suspendue la question : Qui les a tués? Pourtant la révolution a fini de donner ses fruits, délectables pour certains, empoisonnés pour d’autres.