Lorsque l’on finit de lire Le chant des ruelles obscures on se pose une question plutôt naïve: Quelle est cette magie qui vous fait rentrer tout un monde dans cet ouvrage de 167 pages? Car la magie est là et elle opère dès l’augure!
L’histoire de Barguellil, héros dont le sobriquet juxtaposé au titre est un oxymore lumineux est relatée dans les détails. Le récit qui en est fait imite le cheminement de sa vie, sinusoïdale, oscillant entre succès et re chute.
Ahmed Mahfoudh, en auteur esthète, a fait côtoyer deux mondes à travers son personnage clé. Le premier est virtuel, romanesque, fruit de son imagination nourrie elle-même de souvenirs d’un Tunis qu’il ressuscite. Le deuxième est réel, il est l’intertexte tangible, témoin d’une époque.
En figure connue du mezoued, le héros de Mahfoudh parcourt un monde narratif ponctué de détails historiques et culturels réellement tunisiens: le récit qui débute dans les années 70 et se poursuit jusque l’avant-révolution, a pour espace spatio-temporel l’histoire de la Tunisie, de ses faubourgs, de son urbanisme en mouvement, jusqu’à sa côte djerbienne.
Entre obscurité et lumière, odeur de gomme arabique, jeux d’enfants, et heurts d’adultes, Mahfoudh fait revivre tout un monde, en fait revivre l’essence, à force d’images et de descriptions minutieuses. Les déboires de l’artiste, de son enfance perdue à l’adulte sans objectif ou presque qu’il devient sont une pérégrination dans la ville à laquelle il nous invite. Un voyage dont il est le prisme, voyage ponctué de faits réels, de noms réels, imprégné de réalisme rendant réalistes des personnages que l’auteur crée pourtant de toutes pièces.
Ici se côtoient Fadhel Jaziri, Lotfi Bouchnaq, Habbouba, le clan Ben Ali, Smaïl Hattab dans une maîtrise savamment orchestrée. Ici, Tunis, prend forme, forme humaine et féminine, envoûtante, décadente, magicienne et ensorceleuse.
Le sort du héros n’y change rien et le tragique marquant sa vie sisyphéenne n’empêche pas la tonalité colorée se dégageant du récit qui en est fait.
Barguellil, fils de la médina, échappe aux codes et aux stéréotypes. Il accompagne le lecteur dans un parcours atypique au fil de la Tunisie et de son histoire, au son du mezoued, au goût de Mornag et au leitmotiv musical et poétique. Une poésie d’un autre temps, pour un roman au ton novateur ayant obtenu récemment le Prix du jury Comar 2017.
Un ouvrage bien tunisien qui en rappelle un autre: Ettaliani. L’on a l’impression que le héros de Mahfoudh et celui de Mabkhout pourraient se croiser au détour d’une ruelle, au croisement d’une époque ou d’un événement bien de chez nous. Car abstraction faite des choix de langues d’écriture (arabe et français), règne dans ces deux romans tunisiens à succès une ambiance similaire, probablement est-ce le fruit d’une même dextérité, propre à deux dramaturges orfèvres des descriptions aussi réalistes que… fantastiques.
Enseignant universitaire, spécialiste de la littérature maghrébine, l’auteur de Chant des ruelles obscures a créé une oeuvre rivalisant en qualité avec celles qu’il enseigne depuis plusieurs années à l’Université de Tunis. Celle-ci mérite de figurer dans le corpus des livres au programme des départements de Lettres.